Le rugby des humbles
Dans le journal ils n'ont
droit qu'à une petite ligne, un petit résultat à peine
lisible. Mais d'eux je veux parler, des réserves d'un club de 4e
série...
Le rugby des humbles se
déroule en lever de rideau à 13 h 30. Les premiers spectateurs
arrivent un quart d'heure avant la fin, quand tous les -joueurs sont fatigués
- juste avant le match de l'équipe première. Chambrée
donc très moyenne.
Il faut absolument que je vous parle des
joueurs. De l'adolescent de quinze ans qui court après ses soixante
kilos et qui rêve de gloire, au quadragénaire chauve, au ventre
nécessairement bedonnant puisqu'il joue pilier, les spécimens
mâles les plus étranges de l'humanité se découvrent
à vos yeux. Vous avez une seconde ligne - disons assez maigre qui
culmine à 1 m 75; vous avez un vieux renard de petit demi de mêlée
comme pas un et qui a une façon étrange d'introduire la balle.
La qualité du jeu
? Oh ! qu'importe !, Quand les deux packs s'affrontent, ce n'est qu'un
amas confus de bras et de jambes, une masse hurlante, puis la balle au
milieu, quelque part, enterrée irrésistiblement jusqu'à
ce que l'arbitre siffle sa résurrection.
L'arbitre des réserves est un monsieur
respectable, d'un certain âge, auquel des cheveux grisonnants confèrent
une certaine autorité. Sa mobilité, son acuité visuelle,
sa rapidité de décision s'en sont allées avec les
ans, mais il a encore, çà et là, pour arrêter
les buffles, quelques gestes tranchants, fruits d'une longue expérience.
Il y a aussi le jeune arbitre, à ses premiers émois, qui
a la chance d'un public clairsemé. Mais qu'il prenne garde, qu'il
se méfie. de la fureur populaire, « ces trois pelés
et un tondu », aux dires de certains.
Certes, si ces derniers
n'applaudissent pas souvent, ils crient toujours, et ça peut
faire mal dans le coeur d'un arbitre. Pourquoi n'applaudissent-ils, pas
? Eh bien, parce que le rugby, des humbles n'a pas l'apanage des grandes
envolées spectaculaires. La cavalerie est souvent clopinante. Un
ailier ou un second centre ne reçoivent la balle qu'en de rares
occasions, parce que le fringant premier centre « se la pomme »
dans sa charge houleuse. Je ne peux employer ici une expression plus exacte,
plus imagée et plus scatologique.
Qu'importe, après
tout, la foule se défoule, les joueurs suent, l'arbitre siffle.
Tout ce beau monde est heureux : c'est dimanche ! iJ'aime
le rugby des humbles. C'est au spectacle de leurs arabesques dessinées
sur l'herbe tendre que nous devons sans doute de futurs Gachassin, ces
petits garçons mal peignés qui communient dès leur
plus jeune âge à la cérémonie dominicale. J'aime
le rugby des humbles : la joie pure et saine de se dépenser, l'amateurisme
le plus intégral que ne souille aucune ternissure « professionnelle
» : le sport dans son essence; le sport-roi même. Pratiqué
par toutes les conditions sociales, de l'ingénieur sympa au brave
employé à la voirie municipale. « Ils jouent pas très
bien ! » D'accord. Celui-ci est "un peu pétochard sur
les bords »; celui-là est une « chèvre ».
D'accord; ils n'appartiennent pas a l'élite. Mais sans leurs poumons
et leurs carcasses, le rugby ne serait qu'un être souffreteux
à la respiration haletante. Il y a des grands parce qu'il y a des
petits. Il y a une élite parce qu'il y a des humbles.
André ROUQUET
(20 ans).(en 1968...)