C'est à deux ans que j'ai dû toucher «
mon » premier ballon de rugby. Alors pourquoi vous étonner si je suis un amoureux du
rugby ?
Q u a n d j'avais deux ans, mon père jouait encore à l'Union Sportive
Plaisantine, un des « sans grade » de l'Armagnac - Bigorre. Ma mère "
supportait " mon père; je suivais ma mère. Comment jouait mon père ? Je ne me
souviens plus. B i e n,sans doute.Vous savez, mes souvenirs sont vagues de cette
époque-là.
Mais je revis encore l'ambiance parfois triste, plus souvent rieuse ou
chaleureuse -qui régnait dans le car au retour de longs déplacements. De la fumée, des
cris, des chants. A l'arrivée au village, à travers les rues mal éclairées. le car
ramenait une horde hurlante entonnant son chant de victoire. Dans ce chant, on parlait
notamment de « demis qui étaient de bons amis » et d' "arrières qui faisaient de
bonnes affaires " . Le soir des défaites, le car était silencieux...
Mais que cela est flou et lointain ! Déjà oubliée cette c h a n s o
n que ma petite voix aiguë reprenait si bien à 10 ans. Il faut vous dire qu'à 10 ans -
à la sortie des vêpres, où des obligations d'enfant de choeur me retenaient - je
courais au terrain municipal voir notre grande équipe au maillot jaune et noir. La plus
grande joie de mes camarades et moi-même était de ramasser un ballon égaré
pour le renvoyer d'un maître coup de pied à l'ailier de service. Ou gare si nous
arrivions à mendier ou à chiper le ballon de remplacement au "
garde-mites" , oui vous savez , ce personnage exubérant assis sur la boîte à
pharmacie et entouré d'une corbeille à citrons et d'un seau jaune d'eau boueuse
où une éponge n'avait pas honte de flotter...
Alors c'étaient de grands matches sur un terrain annexe, en costume du dimanche. Le soir,
après la bataille farouche, nos mères regardaient nos faces rougeaudes et les ronds de
boue qui ornaient délicatement nos pantalons à l'emplacement des genoux.
Dix ans, c'était aussi le temps où l'instituteur arrêtait sa classe
du samedi après-midi et allumait un poste de radio pour nous permettre de vibrer - avec
Roger Couderc - aux exploits du Q u i n z e de France. Là-bas, dans l'air frais de
Colombes ou les brumes de l'Ecosse. Et puis, le match terminé, dans un champ à 300
mètres de chez moi, nous tâchions de refaire les gestes des chevaliers du Tournoi,
Ah! que nous étions excités! et c e t t e impression que nous avions
de jouer à la perfection. Coups de rein, feintes de passe, tout y passait jusqu'à
épuisement. Et, Bonne Mère, qu'ils étaient pénibles ces 300 mètres pour rentrer à Ia
ma i s o n, crottés, fatigués,mais contents; se changer et boire un verre de vin rouge
sucré. Et ma mère qui grondait :"Vous avez encore couru comme des ânes. Vous ne
savez pas vous arrêter, non ? "- Ces p e t i t s m a t c h s à quatre contre quatre
dans le champ du voisin se renouvelaient souvent, surtout pendant les vacances de Noël
où, jour après jour, nous jouions le même scénario dont la dernière scène était
toujours celle des «enfants crevés qui rentrent se reposer". Dans ma gibecière aux
souvenirs il en est bien d'autres. De beaux, de grands; de tristes. Des après-rnidi de
victoire; des larmes de défaite. L'enfant est devenu acteur : il a mis, lui aussi, le
costume de lumière pour pénétrer dans l'arène toute verte. Il y a eu des copains
avec qui l'on a lutté, souffert et parfois jeté l'ancre et parfois
hissé le pavillon. Ambiance que l'on ne peut oublier, du fait même qu'elle a ses
sources dans lessouvenirs de l'enfance.
C'est cela qu'il faut comprendre chez les amoureux du rugby. Ils aiment
le rugby parce qu'il a été intégré à leur vie, dans leurs tripes, dès l'enfance.
Pour ceux qui aiment le football, il en est de même, je crois. Mais le rugbyman a
cet avantage de pouvoir palper de ses doigts l'ovale du ballon, de humer l'odeur du cuir.
Il ne rejette pas à ses pieds- une balle ronde. Mais il garde contre son coeur quelque
chose qui en a la forme (enfin presque). Et puis cette impression, celle sensation,
dirais-je, que l'on éprouve lorsqu'on a le ballon dans ses mains et que l'on part
à l'attaque. Cette faille dans les rangs ennemis vers laquelle on est aspiré, vers
laquelle on aspire avec toute la force de ses jambes. S'infiltrer, percer, plaquer, serrer
les dents, contre-pied enfin ! Vocabulaire riche d'évocations tactiles, visuelles. Tout
ça pour un petit ballon pas même rond.
André ROUQUET
19 ans
article paru dans Sud-Ouest
17/24
le 19 octobre 1967